Le film avorté* de Clouzot occupe une place de choix parmi les oeuvres maudites. Vous en avez eu connaissance si vous suivez l'actualité cinématographique: des amateurs éclairés** ont récemment exhumé les bobines et une version complétée par des comédiens a pu voir le jour. J'ignorais encore que certains extraits étaient accessibles sur Internet.
Évoquer la carrière de Clouzot dépasse mes compétences et je ne peux prétendre que ses films figurent parmi mes préférés. Certains passages m'ont marqué durablement: le visage de Véra Clouzot, déjà évoqué ici, les silhouettes fantomatiques des Espions, les ombres du Corbeau, les stratagèmes et duels du Mystère Picasso.
Clouzot entame à l'occasion de ce tournage une démarche expérimentale autour du fantasme (ou de la fantasmagorie) puisque le sujet central est la jalousie extrême, maladive. Il impose à Romy Schneider des maquillages apprêtés, presque une peinture corporelle, des éclairages et des accessoires cinétiques. Il filme des variations op'art dans lesquelles l'actrice, pas encore la Romy voluptueuse et blessée de la maturité, est un corps qui suscite ou subit une transgression, en marge du réel, une féminité rendue tour a tour grimaçante ou fascinante, obscène et fragmentée. Ce qui fascine, et me ramène à l'expérience récente du Jardin des supplices, c'est une tentative souvent métaphorique, outrancière et hallucinatoire (ce n'est pas incompatible) d'évoquer le désir masculin.
Clouzot, dont le cinéma distillait notre mauvaise conscience, portait en lui un fond désespéré et cynique, dénué de toute concession.
* Le scénario a été adapté par Claude Chabrol en 1994.
** L'Enfer, d'Henri-Georges Clouzot, un film de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea (2009) d'après les parties réalisées en 1964.