Percevoir...
Comment passe-t-on d’une déambulation sérielle au fil des œuvres à une présentation filmée qui impose au spectateur fixité et durée? Comment conserve-t-on la force circonscrite, l’indépendance de l’image fixe dans un déroulement qui a pris pour support un écran unique ?
Les images fixes sont là mais c’est la perception à la fois unifiante et défaillante qui interfère et sélectionne. Peter Kubelka, adepte du clicker (clignotement) considère l’illusion de mouvement comme un cas particulier pour lequel le cinéma a été inventé, ce que Jacques Aumont* qualifie de spécieux. Le cinématographe et la vidéo recomposent le mouvement après l'avoir fixé. La chose est désormais admise, non seulement sur un plan technique mais aussi perceptif. Pendant le tournage même, les expériences d’immobilité (immobilité des modèles, immobilité de la caméra, on pense au faussement statique Sleep de Warhol) nous conduisent à vivre corporellement la durée, le déroulement, avant même le mouvement.
On pourrait de ce fait concevoir un film en plans fixes, à la durée variable ou contrastée, qui nous conduirait à l’espace mental d’un narrateur, qui induirait le déplacement malgré une apparente fixité. Olivier Deprez opte au contraire pour une multiplication des angles de vue au sein d’un même espace aux dimensions modestes, que l’on perçoit tour à tour comme le regard du spectateur, de l’auteur visiteur ou de l’architecte concepteur de cet objet de contemplation, de rêverie, de réflexion, d’intime déplacement. Il se confronte à la problématique qui échoit à tout cinéaste sommé de filmer l’architecture.
D’aucuns diront que l’image filmée constitue de ce fait le médium le plus adéquat, montrant les angles de vues évolutifs, en constante modification, les passages, les intervalles comme les évènements architecturaux. Certains vantent même l’apparente objectivité du procédé qui nous met apparemment à égalité avec tout visiteur: longer des murs, observer à distance, traverser des salles, pénétrer dans des pièces, et tout cela à hauteur d’homme, faisant abstraction des choix inhérents aux placements de la caméra, au montage, à la lumière. On pourra vanter au contraire la présence omnipotente de la caméra qui divulgue ce que le regard du visiteur n’a pris soin d’observer ou n’a pu percevoir.
La caméra serait chargée de suppléer à nos manques, alors que ces lacunes-là forgent, expriment notre être intime, notre individuation. Et c’est aussi ce qui nous intéresse dans la démarche de Deprez. Les choix révèlent également ces manques, ces zooms, inserts et flous que notre perception et notre mémoire opèrent, ce qui, par exemple, nous inspire dans un même lieu, à des moments divers, des impressions variées ou fait affleurer d’autres temps ou d’autres images. Cette pente proustienne est quelque peu facile, mais me permet aussi une appropriation personnelle à partir du parcours singulier tracé par Olivier Deprez.
Ainsi, cette image de maneki-neko m’a tardivement remis en mémoire le Sans soleil de Chris Marker, histoire et documentaire se déroulant partiellement au Japon, et dans lequel ces figurines félines apparaissent… je me suis rendu à l’évidence. Les correspondances ne s’arrêtaient pas à cette statuette pittoresque que l’auteur graveur traite en repoussoir, en figure intrusive et contradictoire. Marker traque au Japon et ailleurs les particules infimes d’une mémoire collective, les séquences du film qui nous content l’humanité et dont tout homme est porteur. A Rokkô, Olivier Deprez approche l’expression de l’intime en un site qui n’a rien d’exotique, exempt de tout pittoresque, jaugeant les écarts humains, nos petites interférences qui viennent s’insinuer entre un lieu à vocation universelle et nous, à la recherche, peut-être, du rite qui allait réparer, à l'endroit de l'accroc, le tissu du temps**...
* Jacques AUMONT, la Théorie des cinéastes, p.55
** Extrait du commentaire de Sans soleil de Chris Marker
Comment passe-t-on d’une déambulation sérielle au fil des œuvres à une présentation filmée qui impose au spectateur fixité et durée? Comment conserve-t-on la force circonscrite, l’indépendance de l’image fixe dans un déroulement qui a pris pour support un écran unique ?
Les images fixes sont là mais c’est la perception à la fois unifiante et défaillante qui interfère et sélectionne. Peter Kubelka, adepte du clicker (clignotement) considère l’illusion de mouvement comme un cas particulier pour lequel le cinéma a été inventé, ce que Jacques Aumont* qualifie de spécieux. Le cinématographe et la vidéo recomposent le mouvement après l'avoir fixé. La chose est désormais admise, non seulement sur un plan technique mais aussi perceptif. Pendant le tournage même, les expériences d’immobilité (immobilité des modèles, immobilité de la caméra, on pense au faussement statique Sleep de Warhol) nous conduisent à vivre corporellement la durée, le déroulement, avant même le mouvement.
On pourrait de ce fait concevoir un film en plans fixes, à la durée variable ou contrastée, qui nous conduirait à l’espace mental d’un narrateur, qui induirait le déplacement malgré une apparente fixité. Olivier Deprez opte au contraire pour une multiplication des angles de vue au sein d’un même espace aux dimensions modestes, que l’on perçoit tour à tour comme le regard du spectateur, de l’auteur visiteur ou de l’architecte concepteur de cet objet de contemplation, de rêverie, de réflexion, d’intime déplacement. Il se confronte à la problématique qui échoit à tout cinéaste sommé de filmer l’architecture.
D’aucuns diront que l’image filmée constitue de ce fait le médium le plus adéquat, montrant les angles de vues évolutifs, en constante modification, les passages, les intervalles comme les évènements architecturaux. Certains vantent même l’apparente objectivité du procédé qui nous met apparemment à égalité avec tout visiteur: longer des murs, observer à distance, traverser des salles, pénétrer dans des pièces, et tout cela à hauteur d’homme, faisant abstraction des choix inhérents aux placements de la caméra, au montage, à la lumière. On pourra vanter au contraire la présence omnipotente de la caméra qui divulgue ce que le regard du visiteur n’a pris soin d’observer ou n’a pu percevoir.
La caméra serait chargée de suppléer à nos manques, alors que ces lacunes-là forgent, expriment notre être intime, notre individuation. Et c’est aussi ce qui nous intéresse dans la démarche de Deprez. Les choix révèlent également ces manques, ces zooms, inserts et flous que notre perception et notre mémoire opèrent, ce qui, par exemple, nous inspire dans un même lieu, à des moments divers, des impressions variées ou fait affleurer d’autres temps ou d’autres images. Cette pente proustienne est quelque peu facile, mais me permet aussi une appropriation personnelle à partir du parcours singulier tracé par Olivier Deprez.
Ainsi, cette image de maneki-neko m’a tardivement remis en mémoire le Sans soleil de Chris Marker, histoire et documentaire se déroulant partiellement au Japon, et dans lequel ces figurines félines apparaissent… je me suis rendu à l’évidence. Les correspondances ne s’arrêtaient pas à cette statuette pittoresque que l’auteur graveur traite en repoussoir, en figure intrusive et contradictoire. Marker traque au Japon et ailleurs les particules infimes d’une mémoire collective, les séquences du film qui nous content l’humanité et dont tout homme est porteur. A Rokkô, Olivier Deprez approche l’expression de l’intime en un site qui n’a rien d’exotique, exempt de tout pittoresque, jaugeant les écarts humains, nos petites interférences qui viennent s’insinuer entre un lieu à vocation universelle et nous, à la recherche, peut-être, du rite qui allait réparer, à l'endroit de l'accroc, le tissu du temps**...
* Jacques AUMONT, la Théorie des cinéastes, p.55
** Extrait du commentaire de Sans soleil de Chris Marker