16 août 2010

UN SONGE: Une Main, partie pour le tout 5/5

L'hymen investit la chambre et Colette ironise sur l'état conjugal. On pourrait s'en tenir là: la nouvelle de l'écrivaine s'ajouterait à la longue liste d'écrits croquant ou démontrant les misères du mariage. Elle m'intéresse déjà en tant qu'interprétation féminine: vue par un personnage et décrite par une femme, cette main catalyse tous les travers masculins. L'organe balise la narration, et l'analogie, autant que métaphore*, s'érige dans ce cas en symbole d'une situation désolante.
On décèlerait de cruelles ressemblances avec une photographie célèbre. L'image de Kertesz** est considérée ordinairement comme une ode à sa compagne (l'image s'intitule Elisabeth) ou comme un autoportrait de l'artiste. Elle aurait acquis un statut particulier, définirait un modèle de représentation amoureuse moderne où le cadrage et la luminosité, à force d'ingéniosité, de savoir-faire, de construction visible confineraient à la galanterie, feraient oeuvre de parangon matrimonial. On peut aussi y voir bien d'autres choses: on glosera sans peine sur la femme coupée en deux par le cadre (littéralement sa moitié), je n'y ajouterai rien.
L'image composée en 1931 applique d'une façon implicite tous les préceptes maritaux en usage à l'époque (et qui pour la plupart le sont encore). La main retient autant qu'elle protège. Presque crispée et spatulée, elle semble dire tu m'appartiens, ... La quasi invisibilité de l'homme lui confère une stature particulière, l'atteste en figure omnipotente. Le regard de la femme, oeil unique, est ambigu. Il évoque un sourire rentré, presque une résignation silencieuse. Peut-être aussi percevons-nous une angoisse née du cadrage: d'Elisabeth, on ne voit que la moitié, on subodore la symétrie des traits, l'équilibre que cela suppose mais sans en être tout à fait sûr. Le hors champ peut ici rassurer, confirmer, ou nous entraîner malgré nous (malgré le photographe) dans une peur fragmentaire: de cette femme, nous ne saurons jamais qu'une part.
En extrapolant encore, on y percevrait, non sans méchanceté, une vision édifiante de la femme selon André Breton, ou, tout simplement, un élément analogique (la main) venu se rattacher tardivement à une norme sociale.
Dans les deux cas (Colette et Kertesz), j'apprécie que ces thèmes expérimentaux, l'analogique et l'informe, se frottent à une réalité quotidienne, quitte à se déliter, se brimer, s'abimer l'un l'autre...

* Comme le fit Henri-Pierre Roché. Je l'avais évoqué ici.
** A partir du 28 septembre 2010, Kertesz bénéficiera d'une importante rétrospective au Musée du Jeu de paume à Paris.