7 juillet 2009

Un mythe en petits nuages

Dino Buzzati fut aussi, en France on le sait depuis peu, un amateur de comics et un dessinateur. Selon les interlocuteurs, il vantait ou dénigrait la littérature au profit de ses activités graphiques et inversement.
Il n'est pas innocent qu'un éditeur français* puisse aujourd'hui,
pour cet ouvrage, prétendre à une audience conséquente : la nouvelle bande dessinée, celle que l'on appelait encore récemment, et faussement, la bande dessinée indépendante, est passée par là. Le public accepte désormais d'autres formes graphiques.
Orfi aux enfers, poema a fumetti a été d'abord traduit en 1970 puis a été occulté. Le programme tient dans le titre. Si les fumetti signifient littéralement petites fumées, elles font surtout référence en Italie aux bandes dessinées de genre. L'association avec le poème mythologique revêt de ce fait une connotation nouvelle qui vise à actualiser le motif, à lui conférer une nouvelle proximité. On peut l'interpréter comme une déclinaison Pop Art, avec des résurgences affirmées du Surréalisme, le tout se situant à Milan à la fin des années 1960.
En première page, avant de commencer son récit, Buzzati a choisi de nommer les artistes qui l'ont influencé. L'esthète se veut conscient et use aussi d'une forme de mise en abyme, convention que le sujet permet et favorise. Il montre ses trucs, revendique ses emprunts, les indique avec un contentement rigoureux.
Certaines citations sont transparentes. L'écrivain
admire particulièrement les surréalistes ce qui affleure à chaque page: déréalité de l'objet façon Dali, espaces perspectifs à la Chirico, traits croisés qui rappellent ceux glanés par Ernst, féminités fantomatiques à la Delvaux.
Les
poses équivoques et stéréotypées empruntent beaucoup aux publications érotiques ou à des modèles photographiques mis en scène par Buzzatti lui-même: Orfi alias Orphée est ainsi "incarné" par Antonio Recalcati, un des tenants de la Figuration narrative. Chaque page est un monde où le jeu du livre ouvert réserve constamment des surprises: dyptiques assumés, éclectisme revendiqué, dessin lâche ou virtuose**, variations typographiques, télescopages narratifs au sein d'une page qui montrent la familiarité de Buzzati avec les graphistes psychédéliques. Les textes, même dialogués, apparaissent le plus souvent en légende. La couleur bénéficie d'un traitement particulier qui rappelle les bandes dessinées populaires dont l'auteur était friand: les coloriages hâtifs avoisinent avec des teintes informatives; on constate aussi la présence obsédante du jaune et de ses dérivés.
L'auteur parvient à des processus visuels convaincants: la verticalité et les perspectives linéaires sont omniprésentes, la case s'affirme en tant que limite graphique de l'enfermement, de l'obsession, du retour impossible.
Il serait intéressant de comparer cette modernisation du mythe à celle entreprise quelques années plus tôt par Cocteau. Orfi aux enfers peut être considéré
tour à tour comme une tentative audacieuse, un exercice de style ou une parenthèse ludique dans le parcours éclectique d'un homme d'écriture. Ses lecteurs ne manqueront pas d'y détecter la cruauté sociale et l'ironie absurde de l'auteur du K.
* Dino BUZZATI, Orfi aux enfers, poema a fumetti, Actes Sud BD, 2007. On lira avec profit la préface de Delphine Gachet.
* * Un exemple est visible ICI.